Le coup d’Etat permanent jusqu’à Etables-sur-mer


Les sommets de l’État ne sont pas les seuls lieux où règnent les pratiques détestables de notre système de monarchie républicaine. Par effet de contagion, l'autoritarisme s'est propagé à de nombreux échelons de la vie locale. Un exemple parmi d'autres , celui de la commune d'Etables-sur-mer (Côte-d'Armor), dont les citoyens sont sommés d'accepter un coup de force qui n'a pas leur consentement.

En ces temps où le gouvernement veut agir de manière autoritaire, par le biais des ordonnances, pour dynamiter le code du travail, on peut penser que l’Etat a trop souvent la détestable habitude de céder, mais seulement pour les affaires qui le concernent, à la pratique célèbre du « coup d’Etat permanent » que François Mitterrand avait dénoncé en 1964 – avant d’y céder avec délectation longtemps plus tard, une fois arrivé au pouvoir. Et pourtant, ce constat est erroné car ce détestable comportement ne concerne pas que les affaires de l’État : le mauvais exemple venant d’en haut, l’autoritarisme est trop souvent la règle dans toute la vie publique, même locale. Et puisque j’y ai une partie de mes racines, je voudrais en donner un exemple : celui d’Etables-sur-mer, une petite bourgade des Côtes-d’Armor.
Dans ce village qui est l’une des stations balnéaires de la baie de Saint-Brieuc, la municipalité a pris, voici quelque temps, la stupéfiante initiative de voter une fusion avec le village voisin, celui de Binic. Je dois avouer que travaillant à Paris – à Mediapart- et ne venant à Etables que par intermittence, quand mes moments de liberté me le permettent, je serais bien en peine de faire un état des lieux honnête des avantages et des inconvénients de la fusion Binic-Etables ou de la vie séparée. Mais comme beaucoup de citoyens d’Etables-sur-mer, j’ai été choqué par la procédure. Les conseillers municipaux qui détiennent la majorité à Etables n’ont jamais pris soin, avant de se faire élire en 2014, quand ils faisaient campagne, de faire savoir que la fusion était leur projet principal. Et quand ils ont eu conquis la mairie, ils n’ont pas plus consulté la population, par exemple sous la forme d’un référendum local, pour obtenir d’elle un mandat clair en ce sens.
En somme, c’est un mini-coup de force qui s’est produit, à l’échelon d’une petite bourgade. Et ce déni de démocratie a été très mal ressenti par de très nombreux citoyens qui, sans doute pas plus que moi, n’avaient au début d’opinions clairement arrêtées sur l’intérêt ou les dangers d’une fusion.
Mais la démocratie est ainsi : la première de ses règles, c’est le débat public et transparent. C’est par l’échange des opinions, par la confrontation des points de vue, que les citoyens peuvent être éclairés sur la vie de la Cité. Et se forger leur propre idée. La piètre manœuvre des conseillers municipaux qui se sont fait élire sur un projet, dont la principale ambition, celle de la fusion, avait été tenue secrète, a donc légitimement suscité un choc. Au point que cette bourgade paisible est devenue agitée ; au point que la politique, qui était jusque-là l’affaire de quelques-uns, est presque devenue l’affaire de tous. Et en tous cas, l’association qui s’est créée pour protester contre ce déni de démocratie, baptisée « SOS Mariage forcé » a eu dans le village un écho croissant.
Mieux que cela ! L’association vient même d’obtenir le 15 juin dernier une formidable victoire, puisque ce jour-là, sur sa requête, le tribunal administratif de Rennes a cassé la validation de la fusion par le préfet, en date du 18 février 2016, et à ordonné la « défusion », laissant juste aux élus un délai jusqu’au 31 octobre prochain pour l’organiser. En somme, après le mariage forcé, organisé sans le consentement des citoyens, la justice a ordonné le divorce entre les deux communes. Comme le relève le dernier exemplaire du bulletin de l’association, « Le Tagar enchaîné » (les habitants d’Etables sont souvent appelés sous le nom de « tagarins »), « les juges ont intégralement suivi l’avis du rapporteur public rendu en mai dernier. Dans ses conclusions, ce magistrat chargé de donner son appréciation sur les faits en toute indépendance demandait l’annulation de l’arrêté préfectoral entérinant la création de la commune nouvelle de Binic-Etables/mer. Parmi les nombreux points de droit du recours formé par SOS Mariage forcé, celui retenu est d’ordre procédural : l’absence d’avis préalable des comités techniques. ».
Voici ce dernier numéro du Tagar enchaîné :
C’est donc sur un point de procédure – l’absence d’avis préalable des comités techniques- que la bataille judiciaire a été gagnée. Mais ce point de procédure résume à lui seul toute l’affaire : les élus municipaux ont agi à la hussarde, malmenant les comités techniques tout autant qu’ils ont malmené les citoyens. Forts de leur dérisoire petit pouvoir, sans doute imbus d’eux-mêmes et de leur petit hochet, ils se sont dispensés de l’avis et du consentement des uns comme des autres.
Dans cette histoire minuscule, dont la grande presse n’a pas parlé, on pourrait voir comme un symbole du mal qui ronge notre pays. Car dans notre système de monarchie républicaine, où un seul homme gouverne et impose sa volonté à tous, quand bien même eut-il été élu non pas pour ses propres mérites, mais pour faire barrage à l’extrême droite, ce type de comportement est tristement le lot commun de notre vie publique. On le voit bien avec ces funestes ordonnances dont toute l’histoire atteste (j’ai essayé de le retracer ici) qu’elles sont faites pour faire violence au peuple et aux élus de la Nation ; pour interdire le débat public et la libre délibération du Parlement…
En somme, il y a eu une sorte de mithridatisation de toute la vie publique : dans les sommets de l’État, le présidentialisme fait perpétuellement sentir ses ravages autoritaires ; mais par contagion, les mêmes pratiques détestables se propagent à tous les autres échelons de la vie publique locale.
D’ailleurs, que croyez-vous que fit le préfet des Côtes-d’Armor, après que le tribunal administratif eut annulé le mariage forcé et eut ordonné la défusion ? Dans une démocratie digne de ce nom, le représentant de l’État se serait sans doute réjoui que ce déni de démocratie eut été annulé. Peut-être aurait-il même eu la sagesse de proposer qu’une consultation locale soit enfin organisée, pour que le dernier mot revienne aux citoyens.
Fac simile de l'article de Ouest-FranceFac simile de l'article de Ouest-France
Et pourtant, non ! Au pays du coup d’État permanent, ce n’est jamais comme cela que les choses se passent. Un préfet obéit, le petit doigt sur la couture du pantalon, aux oukases du ministre de l’intérieur, dont il est l’émissaire et pas aux aspirations des citoyens. Selon Ouest-France du 7 juillet (reproduction ci-contre) le préfet des Côtes-d’Armor, Yves Le Breton, qui connaît visiblement les (mauvais) usages (bonapartistes) est dont venu rencontrer les élus pour leur annoncer la nouvelle : le ministère de l’intérieur va faire appel du jugement du tribunal administratif.
Le quotidien régional n’en dit pas plus. On ne connaît donc pas les arguments du préfet – on ne sait pas même s’il a jugé opportun de fournir des justifications. Mais est-il vraiment nécessaire qu’il s’en explique ? On devine par avance les arguments préfectoraux : une fusion de communes est un facteur d’économies. Alors pourquoi diable faudrait-il se soucier de l’avis des citoyens concernés ?
On peut même supposer que le ministère de l’Intérieur soit passablement inquiet que le jugement du tribunal administratif de Rennes puisse faire jurisprudence. Vous vous rendez compte des effets que cela pourrait avoir ? Vous imaginez des bourgades innombrables qui, par un effet de contagion, seraient de la sorte pressées par leurs citoyens de les consulter sur tous les projets importants et de respecter la démocratie locale ? Vous imaginez même un pays où, lors d’une réforme majeure touchant à son modèle social, par exemple à son marché du travail, le pays tout entier soit consulté véritablement ?
Pour Etables-sur-mer, le préfet ne l’entend pas de cette oreille. Mais visiblement, il a été formé à bonne école : il ne fait qu’appliquer les règles autoritaires de notre démocratie anémiée…
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Post-scriptum - Après la mise en ligne de ce billet, je découvre avec retard, grâce à l'alerte de l'association « SOS Mariage forcé », les propos du maire de la commune nouvelle Binic-Etables-sur-mer, Christian Urvoy, rapportés par Ouest-France du 8 juillet. En réponse au quotidien qui lui demande s'il est soulagé que le ministère de l'Intérieur fasse appel, il fournit cette réponse: « Oui ! Depuis le début du recours devant le tribunal administratif, nous demandions ce sursis à exécuter. Le ministère a la volonté que notre cas ne fasse pas jurisprudence. Emmanuel Macron est favorable à la création de communes nouvelles ». On ne saurait apporter meilleure illustration de l'absurdité antidémocratique du présidentialisme: c'est l'autorité d'un seul qui l'emporte sur la volonté de tous. Sans doute ce Christian Urvoy peut-il nourrir l'ambition de faire carrière: il sait flatter les puissants et connaît les usages du système.
Laurent Mauduit

10 juillet 2017

source: https://blogs.mediapart.fr/laurent-mauduit/blog/100717/le-coup-d-etat-permanent-jusqu-etables-sur-mer